Circuit des Yeux

// 25/02/2018

Par Eric Therer

Nous sommes une veille de mardi gras, un jour blanc comme une couche de givre de février, un lundi de roses, le Rosenmontag à Eupen. En fait de pétales, se sont des milliers de confettis qui jonchent les rues qu’aplatissent les pieds chancelants d’hagardes fêtardes regagnant leur pénates. Dans le petit faubourg de Kettenis se tient un ancien bâtiment de briques à l’allure de manufacture qui abrite dorénavant une galerie d’art (Galerie Vorn und Oben). C’est l’endroit qu’a choisi l’équipe du Meakusma – l’association qui organise au début septembre le festival aventureux et défricheur du même nom – pour y accueillir Circuit Des Yeux et célébrer à sa manière cet événement incontournable du folklore eupenois.

La soirée débute par un set de TALsounds, l’alias acronymique qu’a choisi Natalie Chami pour porter sa voix et sa musique. Libanaise d’origine établie à Chicago, volontairement effacée mais rayonnante de timidité, elle occupe malgré elle le devant et s’accapare les regards. Ses mains fluettes effleurent sans trop de conviction mais avec suffisamment d’attention les touches d’un clavier Roland et d’un Moog qu’elle finira par déloger de son support pour mieux se l’approprier. Parfois, elle s’empêtre dans ses pédales d’effets tandis que son chant, atone et atonal, achève de se noyer sous le trop plein de delay. En demi-heure à peine, son set est bouclé, amarré, ramené au point même où il avait commencé. Une méta boucle.

Après la pause, c’est au tour d’Haley Fohr – aka Circuit des Yeux – d’investir la scène qui est à même le sol. Sans salutation et sans introduction, elle s’engage, elle engage sa voix. Une voix qui sidère, qui vous prend à l’oreille dès ses premières mesures. Une voix d’autant plus imposante que Fohr demeurera dans une relative pénombre pendant la durée du set, comme si elle ne souhaitait pas se montrer, laissant à seul organe vocal la direction de sa conduite. A ses côtés se tiennent un contrebassiste solide, rondelet mais attentif, et un batteur précis, habile. A trois ils tenteront de restituer la quintessence de ‘Reaching For Indigo’, son dernier album édité par Drag City l’année passée. Des chansons dont on perçoit mieux la genèse quand on sait que Fohr les a d’abord fécondées en solitaire sur un simple 4-pistes, un exercice auquel elle s’est abstraite depuis près de dix ans et qu’elle a initié quand elle est retournée vivre chez ses parents en Indiana après l’abandon de ses études.

Souvent comparée à Anthony/Anohni, perçue comme le pendant féminin de Scott Walker, comme la légataire de Nina Simone ou de Nico, elle chante pourtant d’une voix profondément et intimement personnelle même si on ne peut s’empêcher de songer à cette dernière sur ‘Falling Blonde’, la composition qui clôt l’album, tant la parenté des ambiances est évidente. Etablie elle aussi à Chicago, elle pu utiliser au mieux les accointances de la ville en multipliant les collaborations avec des musiciens de sa banlieue mais en allant également à la rencontre du guitariste iconoclaste Bill Orcutt et du combo Bardo Bond à Philadelphie. Parallèlement, elle poursuit son travail introspectif sous un autre alias, celui de Jackie Lynn sous couvert duquel elle a réalisé le très bel album éponyme pour Thrill Jockey en 2016.

Entre une étape à Copenhague dans la cadre du classieux Vinterjazz Festival et une autre à l’ACCA de Brighton, Haley Fohr joue et se joue des circuits. Pour l’heure, c’est à Eupen qu’elle prend son tour de garde. Sans se nourrir du moindre folklore local, elle institue son carême intime et incarne son propre personnage. Chez elle, nul besoin de pastiche, nul recours au mime ou au pantomime. Tout ressort de sa résolution, la résolution d’un chant qui dit la peine et l’exultation de vivre. L’amère joie éphémère d’un lundi de roses.

Un lien : www.meakusma.org
Un disque : Circuit des Yeux, ‘Reaching For Indigo’, Drag City

Eric Therer

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