La dense intensité du Rebetika

// 24/10/2016

Par Eric Therer



Vous parcourez des routes de Lorraine. Vous traversez des villages déjà endormis à la tombée de la nuit. Vous devinez le contour d’un paysage certain : des plaines agricoles désolées, les reliefs de champs de bataille de la Grande Guerre. Verdun pointe à l’horizon. Vous avalez des kilomètres, pressé que vous êtes d’arriver à l’heure pour l’ouverture de Densités 2016.

Fresnes-en-Woëvre se trouvait sur la ligne de front en 14. Le petit bourg est traversé par un étroit cours d’eau enchâssé dans la voirie. Aujourd’hui, il tente de rayonner vaille que vaille notamment par l’intermédiaire de son Pôle Culturel actif. C’est là que le festival Densités a élu son quartier général à l’initiative de Vu D’un Œuf, l’association qui préside à ses destinées, revendiquant ouvertement son ancrage rural. La programmation est avant tout musicale quoiqu’elle se targue d’accueillir également des chorégraphes, des peintres et des comédiens, faisant la part belle aux pratiques de l’improvisation. Situé quelque part entre le Musique Action de Nancy et le Sonic Protest de Paris, le festival s’aborde à la manière d’un chemin de traverse.

Depuis plus de vingt ans, Densités invite des artistes du monde entier. Ainsi, à l’affiche de cette édition des visiteurs à géométrie différenciée : le Finlandais Mika Vaino (Pan Sonic), l’Ara Duo, le trio bruitiste Sister Iodine, le Time Art Ensemble ou encore le combo au nom le plus improbable qu’il soit : La Morte Young !

Après avoir écouté un Denis Lavant en grande forme s’arcboutant, s’esbaudissant, éructant sur la prose éclatée, éclatante de Michaux, c’est The Electrics qui se donne à entendre à la faveur d’un tout à l’acoustique orthodoxe mais remarquable. L’air débonnaire et bienveillant d’un patriarche, le batteur Raymond Strid explique en deux mots le credo du groupe en guise de présentation : pas d’électricité ! Axel Dörner en est le chantre véritable, poussant sa trompette dans ses recoins les moins perceptibles mais paradoxalement les plus audibles. A la basse, l’incroyable Joe Williamson (Trapist, The Inconvenience) donne le change tandis que Sture Ericson agace, sature ses anches pour mieux les exciter.

Il est vingt-trois heure trente sonné quand Andy Moor et Yannis Kyriakides prennent possession du plancher qui fait office de scène. La collaboration du guitariste de The Ex avec le compositeur chypriote remonte à plusieurs années, elle a eu l’occasion de se mesurer à l’épreuve du temps. Les deux hommes poursuivent ici l’exploration des musiques grecques oubliées du début du vingtième siècle et plus précisément de la rebétika (ou rebétiko), une musique folklorique brassant des influences culturelles diverses qui fut en vogue parmi les populations pauvres, notamment celle du Pirée. Andy Moor improvise des parties de guitares (électrique mais aussi barytone sur disque) sur des réminiscences de chansons de rebétika expurgées et traitées digitalement par Yannis Kyriakides qui y rajoute des reliefs électroniques live. Le résultat est patent, c’est une impression de voyage aux confins du siècle passé qui dérive de cette musique.

Ce soir, c’est à un aller/retour onirique dans le temps auquel nous sommes conviés. Moor est scéniquement irrésistible. Son corps oscille comme un pendule, tanguant vers l’avant, chaloupant sur les côtés. Son instrument règne. Aucune note gratuite, aucune surcharge pondérale de volume, aucune noyade sous les effets sonores. Avec Kyriakides derrière sa console, la paire semble en symbiose parfaite. A chaque détour, tout est à faire. Tout est à refaire et à défaire. Tout est affaire de relief et d’intensité. Tout est dans la densité. Tout est densité.

Un lien : www.vudunoeuf.wordpress.com

Discographie récente : Yannis Kyriakides – Andy Moor, ‘A Life is a Billion Heartbeats’ et ‘Rebetika’ (en nouvelle version vinyle) sur le label Unsounds

Eric Therer

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