Tous les chagrins mènent à Rome
C’est lui qui le dit : Duvall déçoit. Je déçois, c’est même le titre d’un album, le deuxième, en 1990. Aveu piteux ? Pas sûr : la déception ne trahit pas ici une impuissance, elle est plutôt une stratégie délibérée. « Décevoir », ce n'est pas seulement ne pas être à la hauteur, c’est aussi déjouer les prévisions, mystifier, être là où l’on ne vous attend pas. Comme la romaine, donc : une tracklist pleine de o, pleine de a, un saupoudrage constant de références transalpines (Cinzano, Cinecittà , paparazzi), des mélodies chourées à Celentano, Tozzi ou Nino Ferrer né Ferrari. Album-concept sur l’Italie, on est d’accord. Sauf que pas vraiment, pas tout à fait, pas comme on l’entend : il y a aussi une bossa nova, un rockabilly et un « Sud » qui ressemble à la Louisiane, très fort, mais pas du tout à l’Italie.
L’Italie chère à Duvall est d'ailleurs moins une subdivision territoriale qu’un réseau assez lâche de poses, de références et de souvenirs, un style et un imaginaire, un dandysme. C’est l'Italie un peu swing, oisive et décadente, des nuits tièdes et des fêtes sans fin, un brouhaha de bulles et de boniments, un univers d'appartements hauts de plafond, de fontaines rococo, de marbre phosphorescent sous la lune pleine, où s’empoignent et se pavanent aristocrates désœuvrés, starlettes pompettes et fripouilles de basse extraction. Deux morceaux en particulier – « La Dolce Vita » et « Comme la romaine » – donnent à entendre cette Italie fantasmée. Sur un jazz souple et syncopé qui parlera aux fans de Badalamenti comme à ceux de Timber Timbre ou de Dirty Beaches, BO de film noir toute en contrebasses et claquements de doigts, trompettes s'échappant des soupiraux et cymbales frappées du bout des balais, Jacques Duvall se meut avec la grâce un brin dédaigneuse, le chaloupé canaille d’un chat de gouttière frôlant de nuit, effarouché mais fier, les Alfa Spider, les vieilles pierres austères, la porte close des monastères.
1960 semble ici l’année de référence, celle où Anita Ekberg et Marcello Mastroianni prennent un bain de pied place de Trevi sous l’œil de Fellini, celle aussi où Adriano Celentano chante « Furore », cette antiquité dépoussiérée avec maestria sur la plage titulaire. Un âge d’or, mythique, très construit, où il fait bon se projeter en fixant les toiles d’araignée au plafond. (Sans moulures, le plafond.) Mais l'Italie de Duvall, c’est aussi celle de 1983, le carton-pâte et les paillettes, le rose et le bleu criards des décors de la RAI, le charme pileux et relatif des chanteurs à gourmette, la variété tonitruante. Une Italie pré-berlusconienne déjà fascinée par la vulgarité, nettement moins présentable, pas franchement chic. Duvall n'en a pas moins, à son égard aussi, une réelle affection.
Ainsi, lorsqu’il tire de « Ti amo » un « Je te hais » de légende, c’est beaucoup plus qu’une (bonne) blague, qu’une parodie potache : malgré l’ajout d’arrangements haute couture (orgue gras, piano aromatique, chœurs et cuivres onctueux comme une pâte à pizza), Duvall n'édulcore en rien l’efficacité un peu putassière de l’original, prend bien soin d'en passer la mélodie clinquante à la peau de chamois, en siphonne ravi le sirop pour l'incorporer à sa potion amère. Dès « Gigolo », plage d'ouverture aux accents de confession, Duvall feignait de concéder : « Je suis trop négatif pour croire aux sentiments ». Mais au ressentiment, par contre… Le slow, pour le coup, est réellement crapuleux. Acide et lascive, « Je te hais » est, à propos du désamour, l’une des chansons les plus pertinentes et les plus dévastatrices qui se puissent trouver. Velours des notes, venin des mots, voyage au bout de la passion, ce concept profondément ambigu et éminemment réversible, ce délire aussi intense et voluptueux dans l’étripage que dans la papouille.
Photo: Michel Claire
Dans le même esprit de fertile contradiction, « As Tears Go By », rebaptisé « Une seule larme », devient une bossa nova bruineuse où l'on se beurre au rosé d'Anjou plutôt qu'à la cachaça. Une brise légère et caressante déboule harassée du Brésil et charrie, comme autant de réminiscences d’un continent plus chaud, d’un passé plus joyeux, la plainte lointaine d’une corne de brume, les notes cristallines d’un vibraphone, le baume carioca d’une guitare iodée ou d’une trompette contemplative : nimbés d’une grisaille très lumineuse, les arrangements ramènent à une douce bouderie le propos banal et sordide de la chanson – rupture, soûlographie. Comme ailleurs sur l'album, le fond de l'âme est aussi sombre que le fond de l'air est frais, parfumé, vivifiant. Pieds nus sur la Zeedijk, le chagrin balance des hanches charnues sur un rythme ensorcelant. Perchée en amazone sur la croupe d’un gros cheval flamand, accrochée au ciré jaune d’un pêcheur de crevettes, la fille d’Ipanema s’en va mélancolique vers le couchant. Le genre d’images improbables qu'ont seules le pouvoir d'éveiller les berceuses les plus douces et les cuites les plus amères. Duvall sait faire les deux.
Hommage soit ici rendu à l’écriture – délicate, élégante, déliée – de Marc Moulin et de Jay Alanski ainsi qu’à la production – ronde, précise, aérée – de Dan Lacksman : à aucun moment, leur pop ligne claire, jazzy, indémodable ne porte les stigmates synthétiques des années 1980. Voilà une musique classieuse et inclassable, ignorante et insoucieuse des modes, qui déroule ses volutes majestueuses dans une bulle hors du temps. Leur « Sud » lui-même tient son rang face à la géniale version de Nino Ferrer : en réarrangeant de fond en comble ce standard réputé imperfectible, en le réorganisant autour de trompettes dilatées par la chaleur, d’un orgue vibrant comme un mirage et de chœurs au fort accent mississippien, en en amenant le pouls au seuil de la léthargie, en plaquant par-dessus un talkover pâteux de lézard hébété, Duvall et ses acolytes donnent à ce pays de Cocagne caniculaire des couleurs encore plus fantasmagoriques, fabuleuses, allégoriques.
La Semaine belge : Comme la Romaine de Jacques Duvall by Benjamin Schoos on Mixcloud
À vrai dire, l’on est amusé mais un peu surpris de trouver tant de matière recyclée sur la première carte de visite d'un type qui, d'ordinaire, trime pour autrui. C'est que le bonhomme prend visiblement son pied dans le contrepied. Tordre, maquiller, décaper, ravaler. Il reprend, ok, mais à zéro. Parfois même son propre ouvrage : aux relectures déjà évoquées s'ajoutent ainsi deux contributions majeures au répertoire de Lio. Si le « Mona Lisa » de cette dernière dégageait un peps de bubblegum, celui de Comme la Romaine offre la profondeur d'un vin fin : les mêmes mots, dans le même ordre, mais pas la même chanson. Quant à « Je casse tout ce que je touche », on en découvre ici une ébauche fascinante, à peine reconnaissable, sur laquelle un Duvall étonnamment juvénile se lance dans un rockabilly un peu tribal à la Alan Vega. La (re)découverte de versions perso de quelques-uns de ses classiques permet de vérifier cette vieille intuition : en passant de bouche en bouche, ces chansons changent de goût.
Ductilité, malléabilité, plasticité de l’écriture : voilà la différence fondamentale qui sépare Duvall de Gainsbourg, à un ersatz duquel on l’a parfois injustement réduit. Certes, par ses choix – le « Banana Split » comme reboot des « Sucettes », la longue pige aux côtés de Chamfort... –, Duvall himself a pu alimenter le parallèle. Mais là où Gainsbourg se comporte fréquemment en salaud magnétique et manipulateur, en proxénète, Duvall, lui, s’envisage davantage en présence affectueuse et facturée, en « Gigolo ». Le premier ne prend même pas la peine de se cacher pour tirer – parfois violemment – les ficelles de ses marionnettes, le second glisse en elles une main experte, discrète et bien intentionnée. Duvall n’est pas un monstre sacré, mais un démiurge plein d'humilité. Pour lequel il s’agit moins de jouer à la poupée que de lui insuffler une âme, de l'amener patiemment, avec bienveillance à la vie. Pygmalion polygame, Duvall n'a pas son pareil pour créer à quatre mains des archétypes, et leur trouver un style, une tournure d'esprit : l'insolence éternellement juvénile d'une Lio, le glamour revêche d'une Marie France, l'élégance angoissée d'Alain Chamfort lui doivent, on le sait, énormément.
En le repêchant Dieu sait où pour en faire la clé de voûte de son foisonnant catalogue, Freaksville Records nous rappelle cette évidence, plusieurs fois perdue de vue au fil d’une carrière qui s’est trop souvent écrite en pointillés : Duvall est lui-même l’une de ses plus belles créations, aussi charismatique et identifiable que les plus emblématiques de ses interprètes. Son registre ? La rengaine saumâtre. Avec, embusquée au cœur de celle-ci, une réticence fondamentale à jouer le jeu, quel qu’il soit. Et, en même temps, touchante faiblesse, une incapacité à ne pas le jouer quand même. Et, donc, une façon de le jouer qui n’appartient qu’à lui. Accroché comme à une bouée existentielle à une certaine conception de la chanson comme art modeste, voire mineur, voire minable, Duvall se blottit dans le couplet-refrain, dispose, entre sa personne et cette chienne de vie, un matelas de mots malicieux, d’assonances et d’euphémismes douillets, de calembours un peu navrants.
Lio et Jacques Duvall. Photo Pierre René Worms.
Exercice de prime abord un brin bouffon, « No » est un cas d’école, dont la gratuité vole en éclats dès que l’on prend conscience que sa rime unique – ce /no/ répété vingt, trente, quarante fois au prix d'une improbable gymnastique lexicale (placer moineau, porno et pruneaux dans la même strophe…) – permet à Duvall de faire chauffer son droit de veto, d’enfoncer à chaque fin de vers le clou du refus, net et catégorique. C’est précisément parce qu’il n’y a pas de quoi en faire un plat que tout cela, de loin, peut donner l’impression de tomber un peu à plat. Duvall surfe comme il peut sur son vague à l’âme, s’efforce par des pirouettes un peu patraques d’échapper à ses rouleaux noirs et gluants, à son écume corrosive. Il émane de ses chansons une gravité éthérée et un charme un peu loser, une légèreté affectée qui ne trompe personne. « Trop bon danseur pour perdre l’équilibre », Duvall affronte la vie en outsider, en underdog, en sparring-partner dégingandé, propulsé malgré lui au centre du ring et qui, pour parer les coups, sait ne devoir compter que sur son art de la feinte.
Tout au long de Comme la romaine, l’on réalise en outre, l'on réalise enfin à quel point Duvall fut d'emblée et demeure aujourd'hui un interprète mésestimé. Joie sourde ou rage rentrée, confidences d’arrière-salle ou menaces sur l’oreiller, swing mezza voce ou ahanements de p’tit loubard : sa voix basse et grave, mais poussée haut dans le mix, sonne comme une voix du dedans et cette retenue inhabituelle, si peu spectaculaire – glaçante, cependant, pour qui sait se mettre à son diapason, lucarne grinçante ouverte comme par mégarde sur une psyché en vrac – sert à merveille la figure de faux misanthrope, d’animal griffeur et tendre, d’amant retors mais meurtri, d’échalas las, de ruminant d’estaminet dont Duvall se plaît depuis tout ce temps à endosser le costume fatigué.
Le livre Le contrebandier de la chanson paru aux éditions du Caïd
Le site de Freaksvillerecords.
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