Ma « Special Night » avec Will Oldham

// 21/04/2015

Par Loïc Bodson

Le second album de Flexa Lyndo, "Little Everyday Masterplan" ou "LEMP" est sorti en septembre 2001, pas loin du 11. Ce jour-là, nous étions en résidence à la Rotonde, et je me souviens que l’un des techniciens du Botanique est entré dans la salle en nous disant que « des avions s’abattaient sur les gratte-ciels du monde entier »… et quelques minutes après, Gaël, Gaëtan, Rodolphe et moi sommes sortis, et nous avons de fait vu que la tour finances, juste en face du Botanique, faisait l’objet d’une évacuation et que des dizaines de personnes se trouvaient au pied de la tour. A Bruxelles, ils ont également fait évacuer une tour appelée "World Trade Center", qui se trouvait dans le quartier de la Gare du Nord, immeuble qui a été rebaptisé depuis.

Je me souviens des discussions que j’ai pu avoir par mail avec des amis américains, et notamment avec Dogbowl, ou avec Tony Goddess des Papas Fritas, qui venait de produire notre album. L’inquiétude était évidemment très forte aux USA, et dans ce contexte, beaucoup de groupes ont annulé leur tournée, refusant de quitter le pays ou de prendre l’avion.

A l’époque, les Nuits Botanique avaient lieu en septembre, et cette année-là, « Three Special Nights » étaient annoncée avec Bonnie Prince Billy, alias Will Oldham, du 26 au 28 septembre. Il n’a pas refusé de prendre l’avion, mais s’est tout de même retrouvé sans groupe pour assurer ces trois soirs… Ce qui m’a valu un coup de fil assez inespéré, la veille, de Paul Henri Wauters, le programmateur du Botanique, qui en dernière minute essayait de composer un groupe pour assurer deux soirées avec Bonnie Prince Billy. En y repensant, je sais qu’on avait parlé de nombreuses fois avec Paul Henri de notre passion pour tous les projets de Will Oldham. A l’époque, Rodolphe et moi étions particulièrement obsédés par ses premiers albums. Personnellement, c’est « Arise Therefore », album sorti sous le nom de Palace Music, qui exerce à mon égard une fascination encore intacte à l’heure actuelle.


J’étais chez moi ce soir-là. On devait être le mardi 25 septembre. A l’époque, je vivais à Bruxelles. J’ai un souvenir très précis du mélange d’appréhension, d’excitation et de joie que m’a occasionné cet appel. L’idée de jouer avec un mythe vivant… et de ne pas être à la hauteur. Je pense que Rodolphe était chez moi à ce moment-là, et on a tout de suite décidé de foncer (et on s’est resservis une bière, et plus, pour fêter ça). J’ai appelé les deux autres membres de Flexa Lyndo, mais pour des raisons qui m’échappent à l’heure actuelle, il n’était pas possible pour eux de nous rejoindre pour ces concerts. Rodolphe et moi sommes donc allés tout naturellement vers Thomas Van Cottom, batteur de Venus à l’époque, qui nous avait conseillés et accompagnés sur l’enregistrement de l’album, et avec qui on se sentait assez en phase que pour composer le backing band de Will. On savait également qu’il était grand fan de sa musique.

L’accord était d’assurer un des trois soirs. Will allait jouer en solo le premier, on jouerait avec lui le second, et pour le troisième, étant donné qu’on était engagés sur un autre concert avec Flexa Lyndo, Thomas avait proposé à un autre bassiste et un autre guitariste de l’accompagner (François Verrue et Boris Gronemberger qui à l’époque jouaient ensemble au sein de The Grandpiano). Il y aurait un temps de répète le jour-même dans l’après midi, au Musée du Botanique (ou étaient programmées les Three Special Nights).

On est donc arrivés le jeudi 27 septembre en début d’après-midi au Musée, et on a disposé notre matériel. On n’avait pas encore parlé en direct avec Will. Le rendez-vous avait été organisé par l’intermédiaire de Paul Henri. On a attendu un certain temps. Will occupait une chambre dans un hôtel tout proche du Bota, mais est arrivé assez en retard. En l’attendant, nous n’osions quasi pas jouer, de peur qu’il débarque et nous surprenne en train de jouer un mauvais morceau…


Nous étions donc assis sur scène, le regard tourné vers le fond de la salle, et à un moment, il est apparu. Une chose incroyable, donc : 5 ou 6 personnes dans ce vaste Musée (les techniciens, nous) et parmi ces personnes, mon pote Rodolphe, Thomas, moi, et l’immense Will Oldham, qui nous salue chaleureusement, qui à l’air de trouver tout à fait naturel que de parfaits inconnus assurent le concert du soir avec lui. Et à la seconde, j’ai encore plus la sensation d’être un petit plouc venu de nulle part.

Will parle peu, et joue beaucoup. Il énonce à peine le titre des morceaux que l’on va jouer avec lui, il se contente d’annoncer 2 ou 3 accords, de les gratouiller un peu l’avance, et puis de jouer encore et encore. Le genre de scène que je n’aurais jamais pu imaginer ou rêver. Il chante et joue de la guitare, dos à la salle vide, tourné vers nous. La sono est réglée au plus bas tant qu’on répète, et j’entends clairement sa voix, en direct, à quelques mètres de moi. Sa voix, vibrante, sans fard. Moi, je suis recroquevillé sur ma guitare… et j’ose à peine la gratter, de peur que mes accords sonnent trop fort et que je couvre cette voix magique. J’ai l’impression que cette répète en après-midi dure quelques instants (et de fait, elle n’est pas très longue). Il semble satisfait, nous dit qu’il va retourner un peu à son hôtel, et on se fixe rendez-vous pour le soir, 20h, à l’arrière de la scène.

On le retrouve donc quelques heures après. Il a mis du "rimmel" et malgré l’obscurité qui règne backstage, son regard est pénétrant. Il nous dit qu’il va jouer quelques morceaux seul, et puis qu’il nous fera signe. C’est sans doute le plus fort de cette expérience : Rodolphe, Thomas et moi sommes tapis en fond de scène, accroupis ou assis sur le sol. Il fait face au public. Maintenant la salle est remplie. Il enchaîne une bonne quinzaine de morceaux. Le temps semble s’écouler doucement… J’adore ce moment. Pour un soir, je fais partie du groupe de ce mec sur scène, que j’admire profondément, et personne ne le sait encore. En face, le public est silencieux, très attentif et impressionné par cette incroyable présence. Ce sentiment est énorme, une sorte de stress mêlé d’un immense réconfort.

À un moment inattendu, Will se retourne et nous fait signe. Il semble nous sourire, discrètement, l’air de dire "Venez, n’ayez pas peur, ils sont gentils, je vais vous les présenter". Nous apparaissons sur scène. On joue 6 morceaux avec lui. Thomas a une présence rassurante, il buche à la batterie. Rodolphe passe de la basse au clavier, on s’échange pas mal de regards, on est émus et concentrés. Will est habité par ses morceaux. Les gens assis dans la salle semblent boire ce qu’on leur offre, avec calme et avidité. On termine par "You Will Miss Me When I Burn" et "A Minor Place". Je suis terriblement troublé, j’aime beaucoup ces deux morceaux, et j’ai la sensation très nette que je vis quelque chose de rare. Le dernier morceau se termine, Will nous regarde tous les 3 et il joint ses deux mains en guise de remerciement. Je sens qu’il est chaleureux à notre égard. On a donc rempli le contrat…


Il joue encore quelques morceaux en solo, dont une version inoubliable de "(I Was Drunk at the) Pulpit" où, en guise d’accompagnement, il bloque deux notes du clavier avec des cartons de bière, et il pose sa voix sur cet accord infini. Après le concert, on passe peu de temps avec lui. Il disparaît assez vite. Je suis accosté par Leo, un fan hollandais de Will Oldham, qui me demande nos noms complets à Rodolphe, Thomas et moi. Il tient "he Royal Stable" un site encyclopédique sur tout ce que fait Will, et il ajoute nos noms à la section « Palace Players ».
Encore maintenant, c’est une grande fierté : mon nom apparaît dans cette liste, aux côtés de, entre autres, Bill Callahan, David Grubbs, Jason Molina, Jim O’Rourke ou David Pajo.
Pour info, Leo a aussi fait un inventaire des morceaux joués ce soir-là.

Quelques jours après, on retrouve Will pour un soir dans un café de Schaerbeek. On lui fait découvrir quelques bières belges et on passe un bon moment. On discute avec lui de sa vie aux USA, de Louisville, de sa photo pour la pochette de l’album « Spiderland » de Slint, de ses tournées, de ses albums, du 11 septembre, de la scène de Chicago… Il parle (assez bien d’ailleurs) en Italien avec Pauline, ma copine, et on évoque Rome, Florence, Perugia, les Pouilles, la nourriture, le soleil…


J’ai encore le bout de papier sur lequel il a écrit son email ce soir-là. Je pense lui avoir écrit une fois, mais il n’a pas répondu. Thomas a gardé le contact avec lui.
Récemment est sorti « Sagokaku », un morceau du projet de Thomas appelé Cabane, sur lequel Will chante.

Loïc Bodson, avril 2015

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