La Symphonie inachevée de Bernthøler

// 12/07/2016

Par Bester Langs

Certains groupes passent leurs vies à tenter de composer un tube pour faire carrière et durer le plus longtemps ; d’autres font tout l’inverse. C’est le cas de l’étoile filante Bernthøler et qui, entre 1981 et 1985, brillera pour une poignée de fans de pop avant-garde avant de disparaître. Trente ans après, témoignage des deux leaders sur l’histoire de ce groupe jamais vraiment né et donc, jamais vraiment mort.


Il y a des airs de Durutti Column, le mouton noir du mythique label Factory, chez ce groupe belge devenu culte en dépit d’une durée de vie égale à celle d’un papillon. Actif d’octobre 1981 à avril 1985 et porté aux nues par une nation toute entière pour un tube (My Suitor¹) qui ne les a rendu ni riches ni célèbres, les membres de Bernthøler ressemblent en fait à un R.E.M. qui n’aurait pas réussi la grande bascule commerciale. Cultes pour certains, inconnus pour d’autre, un mythe comme on n’en fait plus beaucoup ; surtout que le groupe de pop écorchée vive a réussi l’exploit de traverser les décennies dans l’inconscient collectif sans avoir jamais publié le moindre album. Faute à pas de chance, heureux accidents et sprint couru à l’envers, rembobinons l’histoire de ce groupe peut-être pas si malchanceux que ça.


Une histoire pas ban(c)ale


Au jeu du calendrier de l’Avent, Bernthøler fait quand même très fort. Trente ans après la séparation, les membres fondateurs Simon Rigot (guitares) et Drita Kotaji (chant) avouent avoir écrit en tout et pour tout une trentaine de chansons – dont certaines jamais publiées. Un morceau pour chaque année écoulée, et l’impression d’être assis en face de deux musiciens qui n’en ont rien à carrer ni du temps qui passe, ni de l’insuccès du groupe qui les a fait connaître au « grand » public. Evidemment, en trente ans rien ne s’est passé comme prévu et c’est précisément ce qui rend Bernthøler, comme Polyrock² de l’autre côté de l’Atlantique, si attachant.


Tout débute à Bruxelles, fin des années 70, avec des routes punk qui ne se croisent pas encore. D’un côté, la jeune Drita pour voit la lumière un soir de concert grâce à Eddie & The Hot Rods. « Tous mes amis faisaient du punk, ça fleurissait partout et on s’est rapidement tous retrouvé au même endroit. C’était un clan d’initiés, pas une mode, et c’est comme ça que je me suis retrouvé à monter deux trois fois sur scène ». De l’autre côté, le jeune Simon, comme d’autres décoiffés à la même époque, se laisse lui aussi embarquer dans la petite aventure électrique et participe au First Belgian Punk Contest, sans que l’expérience s’avère vraiment concluante : « J’avais 15-16 ans… c’était tellement mauvais que je suis donc arrivé à l’université avec la ferme intention de ne plus faire de musique ». Pendant un an, Simon parvient à décrocher puis, fatalement, replonge après avoir croisé la route de Drita, avec qui il zone à la cafeteria du campus. Le temps de croiser les autres musiciens (Manu et Pol) et l’affaire se lance avec un ø déjà annonciateur du destin bien barré qui les attend.



Le temps passe. Un peu. Le punk, en 1980, c’est fini. Drita et Simon ont rangé les épingles à nourrice et croient mollement qu’ils pourront diluer leur passion de musique dans ce carnet à spirales qu’on appelle les études. Parfum de new wave dans les amphis, Cure est dans l’air du temps ; Simon et Manu lèvent le doigt, Drita, elle, rêve de minimalisme en griffonnant les pages blanches. A priori, tous les oppose et pourtant, Bernthøler sera le catalyseur de cette autoroute à plusieurs voix où toutes les influences s’expriment : rock, pop, musique répétitive, no wave, jazz même… Une véritable auberge espagnole pour celui qui aimerait revisiter les années 80 sans U2. Dès le premier morceau, et en dépit du côté mouton à cinq pattes de cet attelage, Bernthøler semble trouver sa marque de fabrique avec un son synthétique sublimé par une voix sur le fil rappelant autant l’adolescence éternelle que les débuts, cinq ans plus tard, d’un groupe nommé Mazzy Star. La batterie, elle sera électronique, par faute de moyens d’abord. Drita confirme : « Des batteurs on n’en connaissait pas ». Des gens influents, non plus. Lorsqu’on demande aux deux musiciens pourquoi aucun album n’est jamais sorti de leur « vivant », la réponse est claire : « On n’avait pas de structure [de label, NDR], ou plus précisément notre manager s’est barré avec l’avance de royalties qu’on avait reçu de la part de Blanco y Negro ». Blanco Y Negro, revenons-y. Le label qui a failli les signer a été monté en 1983 par rien de moins que Geoff Travis (fondateur de Rough Trade) et Mike Alway (Cherry Red), puis rejoint par d’autres pontes de l’industrie comme Michel Duval (Les Disques du Crépuscule) et Alan McGee (Creation Records). Au départ sur le papier, la voie semblait royale pour Bernthøler. Oui mais sauf que…


Petites arnaques entre amis


Le point fort de Bernthøler, c’est une conception de la musique assez romantique pour être naïve. Son point faible, cette même innocence qui vire à la crédulité côté business. Aussi quand le groupe touche un premier chèque d’avance de Blanco Y Negro devant servir à l’enregistrement de l’album, le manager du groupe – logique – se casse avec la valise et les billets. Drita : « Ce manager est littéralement parti avec l’album, puisque l’argent qui devait permettre de le réaliser a finalement servi à lui payer une baraque ». Conclusion de quoi le groupe finance lui-même des maquettes que Simon souhaite présenter à d’autres labels anglais. Intéressés mais pas au point de faire un chèque en blanc. Retour à la case départ, sans passage par la case prison pour le bandit : « faire un procès à notre manager ? On y a pensé, mais avec les frais d’avocat et le temps perdu, c’était minimum 3 ou 4 ans de procédure… le groupe s’était déjà séparé ».


Avant d’en arriver là, le groupe a tout de même légué quelques morceaux au patrimoine culturel belge, dont ce My Suitor qui atterrira dès 84 en Angleterre – et en Flandre, toutes proportions gardées – comme un météorite carrément tubesque. « Aujourd’hui certains en parlent comme du plus beau morceau du rock belge jamais écrit, précise Simon, mais à l’époque on ne pouvait pas vraiment parler de succès… ». Tu m’étonnes, John. C’est un bel OVNI. L’intro au violoncelle telle qu’on la voit dans le clip, et qui donnera au morceau son côté atypique, n’est au départ rien de plus qu’une mélodie enregistrée par Drita sur un magnétophone. « A l’époque je m’amusais souvent à imaginer des lignes vocales sur des morceaux existants ; pour My Suitor c’est venu en écoutant un morceau de Mertens ». Qu’on retrouve, hasard cosmique, sur le même morceau, après que Michel Duval des Disques du Crépuscule – qui aimait beaucoup My Suitor – et lui ai proposé de réaliser un arrangement. Au final, qu’importe l’alignement heureux des astres et le coté bricolé du morceau (« le violoncelle du clip c’était une blague on l’a enregistré avec un émulateur électronique ») car c’est en découvrant My Suitor que leur futur manager leur proposera de le produire dans un studio. Avec le succès qu’on sait.


Démo de minuit


On n’échappe jamais vraiment à son destin. Exception faite de My Suitor et Lunacies, tous les morceaux du groupe ont ce son démo qui, s’il n’a pas su convaincre les décideurs de l’époque, fait tout le charme baroque de Bernthøler. Simon rétorque : « Ca n’empêche que Lunacies reste pour moi le plus beau morceau qu’on n’ait jamais fait ». Preuve que le Do Hits Yourself, Bernthøler n’était pas accroché dessus comme un terroriste sur sa Kalachnikov. Cette carrière par défaut, en fait, n’en a presque pas. Des plantades artistiques, très peu, car le groupe a su s’arrêter à temps. Des concessions, le groupe n’en a quasiment pas faite ; toute l’histoire étant une succession d’accidents, le tout sans redite ni envie de refaire un My Suitor en forcément moins bien. Quant au coup de l’album de trop, vous repasserez ; Bernthøler n’en a pas sorti un seul.


Fin 1984, le groupe sent déjà le vent tourner. L’Angleterre ne leur ouvrira pas les portes, la Belgique les ignore superbement. « On sentait bien que Bernthøler n’intéressait personne » confie Simon. Pourtant, le groupe parvient encore se tirer encore davantage une balle dans le pied, comme ce jour où ils refusent l’invitation de l’émission The Tube, programme culte de Channel 4. « Pourquoi je les ai planté ? Oh, j’avais pas envie… » répond Drita, laconique. Ca me faisait chier. Je sortais de quatre journées promo intensives à Londres, et j’avais beau avoir été moi-même journaliste musical, les séances photo de deux heures sans bouger comme les mêmes questions qui revenaient à chaque fois... tout ce cirque me gonflait. Donc quand on nous a proposé The Tube alors que je revenais juste de ce bazar à Londres, j’ai simplement dit non ». C’est ce qu’on appelle un acte manqué. Le label, excédé pour des raisons qu’on peut comprendre, refusera par la suite d’investir le moindre penny sur ce cheval qui refuse de courir droit.


This is the end


C’est fou ce que le temps passe vite, on est déjà en 1985. « On était arrivé à un stade où faire de la musique ensemble était devenu impossible témoigne Simon, on voulait tous prendre des directions différentes ; nos gouts n’allaient simplement plus dans le même sens ». Arriver au bout de leur propre chemin, et comme en témoignera plus tard le succès des rééditions posthumes par LTM Recordings et Starman, les membres de Bernthøler sont bien obligés de le reconnaître : ils ont toujours été au mauvais endroit au mauvais moment. Preuve ultime avec le concert d’adieu de Bernthøler à Bruxelles qui, fatalement, tombe le même soir qu’un… attentat. « Vers minuit, alors qu’on était sur scène, les plombs ont sauté à cause de l’explosion. On ne savait rien de l’attentat à ce moment là, évidemment, du coup on a recommencé à jouer après la coupure, puis les plombs ont ressauté et là on a simplement baissé les bras. C’était notre dernier concert ». Ce dernier concert, était-il vraiment prémédité ? Drita hoche la tête, Simon répond « pas du tout ». Une autoroute à deux voies, encore… Simon rajoute : « c’était surement très clair dans la tête de Drita, mais elle ne nous avait encore rien dit ».


Trente ans plus tard, chez Bernthøler, aucun regret ni remords. Drita a poursuivi avec son projet INK ; et idem pour Simon au sitar avec les Narcotic Daffodils et plus récemment avec The Loved Drones. « On est fier de Bernthøler, mais on ne vit vraiment pas dans le passé » conclue Simon. L’histoire devrait s’écrire comme ça – ou plutôt : pas comme ça. « Imaginons qu’on ait fait l’émission anglaise du Tube : qu’est-ce qu’on aurait fait après ? On aurait sorti un deuxième 45t ? Est-ce que cela aurait marché ? ». Ca fait quand même beaucoup de questions quand la seule à se poser, finalement, reste de savoir si l’histoire de Bernthøler n’est pas encore plus belle avec tous ces points de suspension.



¹ Entre autre repris par des groupes comme Das Pop ou l’artiste japonais Kahimi Karie

² Groupe de no-wave minimaliste produit par Philip Glass et qui, pour cette raison, n’a jamais connu le succès.

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