French Freaks #02 : Phantom feat. Jacques Duvall : Hantises (2006)

// 13/06/2020

Par Thomas E. Florin

Phantom feat. Jacques Duvall : Hantises (2006).

L’histoire qui va vous être contée ici ne comprend rien de moins qu’un acte fondateur, la première chaise et deux renaissances. Que cela soit clair entre nous : rien de moins. Mais parce que on ne peu accepter ce genre d’histoire de n’importe qui, veuillez laisser votre narrateur commencer son récit par quelques pérégrinations.

Nous étions le Samedi 28 Novembre 2009 aux alentours de 22H30 et à la veille d’une nouvelle décennie dans une ville répondant au doux nom de Hannut, point d’orgue de la tournée belge de Phantom feat Lio. Miam Monster Miam baladait ses nombreux Phantom, sept très précisément, de scène en scène, dans un cirque que l’on pourrait comparer aux anciennes revues de label, du genre Stax ou Motown, mais avec des musiciens très pâles. Par sens du service et de la famille, il avait également choisi en groupe d’ouverture de cette tournée : ANGER dans lequel je jouais, et dans lequel j’ai vécu l’une des périodes les plus heureuses de ma vie, du genre qu’il serait pathétique de vivre après ses 22 ans.

Jacques Duvall était partie intégrante du cirque, suivant le groupe date après date pour chanter deux chansons entre « La Femme Plastique » de Miam et l’entrée de Lio sur scène. Alors nous étions là, au comptoir de cette sale rose comme une chambre d’hospice, remplie de tout ce que cette ville comprenait de jeunes accros à la nouvelle star, de moins jeunes venus voir en vrai la brune qui se cornait sur les pochettes des 45 tours qu’ils avaient foutues à la cave, et tout le monde s’amusait comme un samedi soir, surtout que Lio avait eu la bonté de mettre un haut qui laissait tout voir de sa poitrine. Le groupe entamait « Amoureuse Solitaire », et Duvall était à côté de moi et certainement parce que j’étais très inspiré pas ma millième bière je lui ai dit quelque chose du genre « L’époque devait être difficile hein ! ». Voilà, je lui ai dis ça parce cette chanson me perçait le cœur, que le poids de la mort de Jacno la lestait un peu plus et qu’il y avait quelque chose dans les yeux de Jacques Duvall ce soir la, ce clair acier qui vous prend au tripes, cet air malade qu’il trimballe, il y avait quelque chose qui faisait serrer les mâchoires au jeune homme que j’étais.

Et Duvall m’a peu être répondu quelque chose, je ne m’en souviens plus, mais je n’oublierai jamais la manière dont son regard c’est renfermé un peu plus. Toute ma vie, je me souviendrai de ça, de ces iris qui crient « ouais mon pote, t’as pas idée ». Ou peut-être cela était il du regret, ou de la nostalgie, si l’on peut différencier les deux sentiments. Mais par ce mouvement imperceptible, mon admiration pour le « bonhomme » comme ont dit, pour le « monsieur » si vous préférez, pour Jacques Duvall s’est encrée définitivement en moi. Ce regard était le conseil d’un homme à un garçon, plus efficace encore qu’une mise en garde, quelque chose de rude avec une note d’espoir car de ce regard n’était pas exclu une certaine douceur.

La chose était que dans ce groupe, du moins Théo et moi qui avions fondé ANGER, nous avions déjà beaucoup d’admiration pour Jacques Duvall. Après nos concerts, nous écoutions toujours ses morceaux, que ce soit « Bloody Mary » ou « Il dois y avoir un truc », les yeux rivés sur ce type habillé tout en jean, sa silhouette décharnée et son crâne frêle, ses petits yeux flamboyants et sa manière de se tenir sur scène comme un survivant. Nous qui ne jurions que par le blues du Mississipi, par Alex Chilton, Alan Vega, les Stones et Willy Deville ; nous reconnaissions que ce type avait le feu sacré. Pas sexy comme Elvis, pimpy comme Dr John ou dandy comme Deville, mais il avait ce feu avec laquelle on nait, qui nous consume et qui devient follet une fois le couvercle du cercueil refermé. Point final. Même Pierre, le troisième d’entre nous qui pourtant aimait d’autres musiques, l’avait reconnu. De cette admiration était née l’envie de reprendre son « J’ai Fais Sauté le Monde », dans une version moins raide du poignet bien entendu, histoire de lui montrer notre reconnaissance. Nous n’en avons jamais eu l’occasion mais il est désormais au courant.

Tout cela n’aurait jamais existé sans un album : Hantise. Le label Freaksville, la nouvelle carrière de Duvall, les Phantoms et les tournées avec Lio. En un seul disque, la vie s’est débloquée et un nouveau monde a pu voir le jour. D’ailleurs, l’histoire d’Hantise pourrait se résumer à cela : une rédemption jumelée, celle de deux hommes qui se trouvaient dans l’impasse de leur carrière. Commençons par conter celle de Benjamin Schoos, être d’une telle bonhomie qu’on a du mal à croire qu’il ait pu connaître les abimes du désespoir. Pourtant, de son propre aveu, au cours de l’année 2005, il n’était plus qu’une ombre, un personnage à plat, une baudruche sans air qui ne peut même plus se voir en peinture. Il s’est mis au vert, a pressé la touche pause de sa carrière et s’est enfermé chez lui. Son trouble semblait venir de sa musique : après quatre album sous son nom, il a été pris d’un sérieux doute. Alors il a sonné la retraite et s’est offert une vie d’ermite, pendant quelques mois, quasiment une année. Que faisait-il de ses journées ? Il conversait avec sa platine, à écouter le Blues du Mississipi, les compilations du Label Music Maker, cette espèce d’association d’aide au vieux bluesman sans le sou qui ont besoin d’un peu de galette pour soigner leur rage de dent. Ça lui a réchauffé le cœur, une vraie couveuse, cette musique douce et chaude comme le ventre d’une mère, la première chaise comme disais Lennon. à force de se chauffer à ce bois là, il lui prend l’envie d’attraper une guitare, électrique pour changer, lui qui n’en avait pas vue une depuis huit ans, et décide d’en jouer, comme ça, dans un studio avec son ami Pascal à la basse et sa femme Sophie derrière la batterie, elle qui n’avait quasiment jamais cogné cet instrument de sa vie.

Ils réservent une demi journée au studio Soundstation de Liège en ce mois de Février 2006, un bâtiment coincé entre une gare et une centrale électrique, où les horaires de train sont affichés à coté de la console et les bruits de masses quasi permanent. Buzz Buzz Buzz. À force d’avoir ingurgité la fameuse en trois accords, sur les 10 jams enregistrées cette après midi là, la moitié sont des blues : en sol pour « Il dois y avoir un truc », la dièse pour « bloody mary », Sol dièse mineur pour « C’est toi » et re sol pour le final. Sophie Schoos joue de la batterie assise sur la grosse caisse, tapant sans baguette, Pascal Schyns de la basse dans un ampli guitare Fender. Benjamin lui trouve son jeu qu’il ne quittera plus, souvent avec capodastre, attaquant sec une Jazzmaster 60’s dans un mini amplis Stagg et une pédale Dr Jekyl. Puis ce sera la « chaise musicale », Pascal prenant la batterie sur Ta Main pendant que Benjamin joue du piano et Sophie des maracasse ; puis Benjamin joue la guitare Folk sur John Cloud et Pascale la guitare électrique... Cette « répétition improvisé », enregistré par Grumph, le Alex Chilton de notre histoire, sera réécouté quelques jours plus tard par Benjamin qui trouve ça finalement pas mal, vraiment pas mal même. Ici commence l’histoire de la deuxième rédemption.

Phantom featuring Jacques Duvall ' l'amour... par freaksville

Jacques Duvall reçoit un email contenant neuf MP3 en pièce jointe. Lui aussi sort peu de chez lui. Jamais de sa rue en tout cas. Il considère sa carrière de chanteur derrière lui, écrit des textes pour des artistes à succès qui lui sont renvoyés pour la plupart. Alors chanter à nouveau, dans l’idée, ça ne lui dit rien. Voilà sa réponse à Benjamin : « Merci, mais non merci ». Puis, certainement par curiosité, il écoute tout de même les morceaux : ces neufs improvisations décharnées et bluesy, ces petits bouts de musique. Et à leur écoute, peut être parce qu’elles étaient autant de guingois que lui même, il se dit pourquoi pas. Il réunis neuf texte, tous refusés par des artistes, dont un rappeur célèbre et Calogero le pénible, et dit à Benjamin : essaye ça pour voir si ça colle. Et ça colle : les textes, comme par magie, tiennent bon sur cette musique. Pour Benjamin, le plus dur reste à faire, soit persuader Duvall de prendre sa veste élimée, monter dans un train et venir chanter sur les morceaux. Parce que le père Schoos veut sa voix à lui et celle de personne d’autre. Cette voix rauque, ce talk over glacial façon cow boy balançant sa chique. Jacques Duvall ne crée par réellement de mélodie, il énonce et on l’écoute. Mais les studios et les séances à rallonge, le calvaire de la sale vide avec le casque sur les oreilles et le micro qui vous regarde, il en soupé Jacques. Il veut plus. Ça l’angoisse certainement légèrement même.

Autrefois, il pouvait lui falloir des jours et des jours pour chanter une seule chanson. À ce stade, je ne sais pas ce que Benjamin lui a dit, mais Jacques a dit « OK, OK essayons, mais je te préviens, tu vas vivre l’enfer ». Ma théorie, c’est qu’au fond, il en crevait d’envie. Il osait pas, ils voulait plus y croire par peur d’être déçu certainement, et on est jamais plus déçu que par soi-même, mais ça devait le démanger un minimum. Un rendez vous est pris : gare de Liège, à deux pas du studio, pour une séance de 7H avec pose déjeuner au milieu. Il fait un froid polaire, Jacques porte des moufles, les deux hommes entrent dans le studio et l’incroyable se produit : ils torchent le truc en une journée. Pire ; ils s’amusent. Merde. Benjamin dirige Jacques, lui fait signe quand il faut y aller, comme Houellebecq sur Présence Humaine, il faut lui dire quand se jeter à l’eau et après il nage avec feeling. Il surnage même.

Pascal et Sophie les rejoignent pour la pause déjeuner, dans un restaurant chinois. Pascal a apporté son outil de travail – un appareil photo – et Sophie des masques qu’elle avait achetés. Ils se disent qu’il faudrait immortaliser ce moment. Le patron du restaurant est invité à prendre la pose, clic clac, le cliché servira de pochettes à l’album. Jacques se prend au jeu, à tel point que dans le train du retour, ils envoie un SMS annonçant : « J’ai le nom de l’album : Hantise / Phantom feat Jacques Duvall ». Pour quelqu’un qui y allait à reculons… Là-dessus, l’équipe re-loue une demi journée pour quelques overdubs : des guitares supplémentaires, un Pedal Steel, un thérémine, des harmonicas, du clavier Casio, des maracas et des cœurs féminins effectués par Sophie Galet et une amie, Pascale Temples. Cet album a été enregistré si vite que la table rend l’âme à la fin de la session. Qu’importe, on en loue une autre et Benjamin mixe le tout en deux jours. À croire qu’ils avaient envie de battre un record. L’excitation y était certainement pour beaucoup, la certitude de tenir leur nouveau départ aussi.

L’histoire touche à sa fin. Ne reste plus qu’une chose à démêler : comment sortir le disque ? Certains pontes du métier demandent à l’écouter, au moins par curiosité. Ces gros messieurs, confortablement assis dans leur fauteuil, le cigare au bord des lèvres ont un verdict : ça marchera pas. Il faudrait plus de chansons, des guitares acoustiques, des flonflons, de la diversité dans les paroles, ect ect ect. En gros, il faudrait enlever tous ce qui fait de Hantise une bizarrerie, un disque qui gagnera sa place dans la liste des albums culte francophone. J’ai même une théorie la dessus : Hantise fais parti de la famille du premier Velvet, à l’échelle du pays dans lequel il a été fait. Pour une simple raison : écoutez cet album une guitare à la main et vous saurez le jouer immédiatement. Simple certes, mais les chanson restent bonne. Voilà qui décomplexe et montre une attitude. Ce qu’il faut pour faire un album de cette trempe, c’est du jusqu’au boutisme et du panache. A la moindre concession, Jacques Duvall et les Phantoms auraient foutu ce disque par terre. C’était sans compter sur le Feu Sacré dont on vous parlait un peu plus haut. Par culot – ou pragmatisme, c’est selon – Benjamin se dit : on va le sortir nous même, sur notre label. Ils ont construit la maison autour de ses habitants. Freaksville est né pour accueillir Hantise.

Avec cet album, Benjamin Shoos allait devenir Miam Monster Miam, acquérir une méthode de composition qui ne le quittera plus (improvisation en groupe, donner des instruments à ceux qui n’en ont jamais touché, ne pas aller où il n’y a pas de plaisir) et un business plan. Tout compris, Hantise a couté 5000 euros. Alors au lieu de faire des albums à 15 000 euros, ils allaient en faire 3 comme cela. Simple n’est-ce pas ?


Hantise s’est vendu à 2000 exemplaires. Un vingtième de ce qu’a vendu l’album à la banane à sa sortie. On ne peut, à se jour, certifier que chaque personne ayant acheter cet album ait monté un groupe. On peut par contre assurer qu’il a servi de pierre angulaire à la réunion d’individus louches, d’amitiés au-delà des accents et à la création d’un esprit que le terme Freaksville définit parfaitement. Une réédition vinyle se fait également attendre, histoire d’agrandir un peu la famille.

Thomas E. Florin

Extrait du livre le contrebandier de la chanson, aux éditions du Caïd.

Jacques Duvall site officiel.

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